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AUDIENCE SOLENNELLE DE RENTRÉE – PROCUREUR GÉNÉRAL DE LA COUR DES COMPTES

Audience solennelle de rentrée du 30 janvier 2023, allocution de Louis Gautier, Procureur général près la Cour des comptes (PDF)

Les tensions géostratégiques rendent le monde plus dangereux. La guerre est de retour en Europe, de même que l’inflation. Nos concitoyens sont inquiets. En raison de la réduction de leur pouvoir d’achat, beaucoup d’entre eux rencontrent des difficultés dans leur vie quotidienne.

Avec des atouts réels et ses forces vives, à condition d’actionner adroitement les leviers de l’action publique et de mobiliser les administrations et les services en charge de missions d’intérêt général, la France peut faire face. Néanmoins, elle n’y parviendra qu’en traitant certaines faiblesses structurelles, en particulier celles qui affectent la performance de notre système éducatif ou le fonctionnement de notre système de santé. La situation des finances publiques et des comptes sociaux appelle aussi à la plus grande vigilance. L’aggravation de la dette réduit considérablement les marges de manœuvre dont nous disposons pour agir aujourd’hui et pour innover demain. C’est le sens des messages récents de la Cour des comptes notamment ceux de ses derniers rapports sur la situation des finances publiques, réitérés dans le chapitre qui leur est consacré dans son prochain rapport public annuel.

La Cour recherche désormais toujours dans ses travaux, au-delà de l’objectivation des constats, par des recommandations, à éclairer des voies de réforme.

Gouvernement et parlement peuvent compter sur l’implication de la Cour et des chambres régionales pour évaluer avec impartialité la qualité de la gestion publique mais aussi pour contribuer par des avis circonstanciés à la transformation de l’action publique.

Les juridictions financières appliquent d’ailleurs à leur propre fonctionnement ces principes. Indépendance, collégialité et contradiction restent des maîtres-mots. Ces grands principes fondent notre autorité. Notre crédibilité suppose cependant une adaptation constante de nos missions aux changements sociétaux et aux attentes des citoyens.

Les juridictions financières, dans le cadre des orientations stratégiques du plan JF 2025 que vous avez initié, Monsieur le Premier président, vont donc continuer d’évoluer cette année. La Cour entend ainsi être plus proche des citoyens, plus diligente, plus transparente, publiant désormais la totalité de ses travaux et assurant mieux de la sorte le devoir d’information inscrit à l’article 47-2 de notre Constitution. Les juridictions financières en outre mettent en œuvre de nouvelles formes de contrôle avec des audits flash ou des enquêtes dites in itinere, comme celles sur le chantier de Notre-Dame ou la préparation des Jeux Olympiques et Paralympiques, qui font intervenir la Cour des comptes, tel un tiers de confiance, pour accompagner l’exécution des décisions prises par les pouvoirs publics.

L’année 2023 est surtout marquée par l’entrée en vigueur du nouveau régime de responsabilité financière des gestionnaires publics que le Parquet général en charge des poursuites porte sur les fonts baptismaux.

Legs d’une longue tradition administrative, une justice financière s’est enracinée dans notre pays. A l’origine lointaine de l’établissement en France d’une Cour des comptes, attesté dès 1318 par l’ordonnance de Vivier-en-Brie qui la réglementait, une nécessité claire : tout pouvoir exige un trésor, tout trésor exige un compte, tout compte exige un contrôle désintéressé.

Cette justice spécialisée dont les fondements républicains sont à rechercher dans l’article 15 de la déclaration des droits de l’homme de 1789 gravé au fronton de cette Grand’chambre a de bonnes raisons de perdurer. Aujourd’hui comme hier « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».

À cet égard, la réforme concrétisée par l’ordonnance du 23 mars 2022 est à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de la Cour.

La responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics disparaît. La Cour de discipline budgétaire, créée en 1948 pour sanctionner les manquements à l’ordre public financier est supprimée. Il faut dire que ce double système de contrôle des ordonnateurs et des comptables était à bout de souffle. Il est remplacé par un nouveau régime de responsabilité des gestionnaires publics entré en vigueur le 1er janvier 2023. Un régime entièrement répressif succède à un régime principalement réparateur. On change de registre, d’inspiration, de principes.

Appliqué à toute la chaîne financière, selon un dispositif d’infractions rénovées, le nouveau régime vise à faire sanctionner par un juge les actes irréguliers de gestion des fonctionnaires et des agents publics, voire dans certains cas, comme la gestion de fait ou l’inexécution des décisions de justice, les élus. À cette fin, une chambre du contentieux composée à parité de magistrats des chambres régionales et de magistrats de la Cour des comptes a été instituée. Ses jugements pourront être frappés d’appel devant une Cour formée des membres de la Cour des comptes et du Conseil d’État. Ce régime de responsabilité est la contrepartie d’une plus grande liberté de gestion accordée aux responsables publics et de l’allègement des contrôles administratifs a priori. Dans l’esprit de la loi et de ses clauses relatives aux infractions, l’intervention du juge est d’abord envisagée comme dissuasive et ses condamnations revêtiront un caractère d’exemplarité.

Dans le cadre ainsi défini, le nouveau régime va devoir trouver sa place entre l’action disciplinaire et la sanction pénale. Il devrait pouvoir dégager assez rapidement son espace d’accomplissement. L’action disciplinaire en effet est de nos jours plus rarement mise en œuvre par des modes de management moins hiérarchiques que par le passé. Elle ne trouve à s’appliquer, souvent de façon conservatoire, que dans les cas graves et ne fait alors souvent qu’accompagner le procès judiciaire puis tirer les conséquences de la chose jugée. D’un autre côté, les poursuites pénales dans les affaires concernant de possibles détournements de la commande ou de la dépense publiques se heurtent à l’encombrement des services d’enquête en matière économique et financière, ce qui conduit à laisser en souffrance de nombreux dossiers, puis à les classer. En outre, le traitement pénal de ces dossiers n’est pas forcément adapté à la protection de l’ordre public financier, quand il s’agit de manquements constitutifs d’irrégularités non manifestement délictuelles.

J’attends donc des chambres de la Cour des comptes et des chambres régionales et territoriales des comptes, principales sources des déférés, qu’en accomplissant leur mission générale de contrôle, elles mènent des diligences en matière de régularité et me transmettent les faits susceptibles de constituer des infractions. De nombreuses autres autorités sont également habilitées à le faire. L’ordonnance du 23 mars 2022 en a significativement élargi la liste. Outre les présidents des assemblées parlementaires, le Premier ministre et les membres du Gouvernement, disposent notamment de cette faculté les inspections ministérielles, les procureurs de la République, les préfets, les directeurs régionaux et départementaux des finances publiques, les élus locaux chargés de fonctions exécutives, les commissaires aux comptes. Le ministère public – Parquet général et procureurs financiers près les CRTC – entreprend actuellement de sensibiliser ces autorités de déféré aux dispositions nouvelles de la loi.

Je m’emploierai, dans le cadre d’une politique de poursuites, à faire vivre pleinement ce nouveau régime par des saisines appliquées à l’étendue du spectre des dix infractions désormais prévues au code des juridictions financières. Il faut en effet éviter deux écueils : d’une part l’embolisation de la chambre du contentieux par des cas certes répréhensibles mais de faible conséquence en termes de gestion publique et d’autre part de trop rares transmissions d’affaires ayant entraîné un préjudice significatif pour le Trésor public en raison de leur imputabilité, à première vue, incertaine.

Il appartiendra au juge, de première instance, d’appel et de cassation, de construire progressivement une jurisprudence, à la fois dissuasive pour éviter la réitération de faits préjudiciables, et proportionnée à la gravité des manquements individuels.

Faut-il y insister ? Il n’y a pas concurrence mais complémentarité entre les différents ordres de juridiction. Les très bonnes relations que nous entretenons avec les parquets judiciaires à travers des réunions périodiques et des contacts permanents permettront à cet égard d’orienter au mieux les affaires d’intérêt commun. Chacun à sa place œuvre en effet à la préservation et la consolidation de l’État de droit.

Au-delà de la confortation de l’ordre public financier, la mise en œuvre du nouveau régime contribuera en effet à cette consolidation de notre État de droit. Face aux actions de réseaux criminels très organisés et à certains groupes d’intérêts ou lobbies surpuissants, qui s’en prennent au fonctionnement de nos démocraties, en Europe, il est important de parer tout risque de porosité propice à la corruption pouvant affecter la sphère publique. Le contrôle de régularité de façon préventive comme la sanction des irrégularités contribueront dans le nouveau régime à réduire ces risques dans notre pays tout en assurant comme hier le respect des règles de la comptabilité et du bon ordre public financier.

Au-delà de ses missions de mise en œuvre de l’action publique, le Parquet de la Cour continuera d’assumer avec un soin attentif les autres fonctions qui lui incombent, par ses avis sur l’organisation et la programmation des travaux des juridictions financières, par ses conclusions sur les rapports, par ses communications, canal privilégié d’échanges avec les administrations. Le réseau des procureurs financiers accompagnera en outre les chambres régionales des comptes dans la mise en œuvre de leur nouvelle compétence en matière d’évaluation des politiques publiques locales.

J’entends enfin que le ministère public soit le gardien vigilant du respect des procédures et des droits de la défense. Les organismes contrôlés et les responsables publics doivent pouvoir faire valoir leurs arguments et exprimer contradictoirement de façon complète et sereine leur point de vue. S’agissant des prérogatives des juridictions financières, d’un autre côté, je serais particulièrement attentif au respect du droit de communication que la loi leur confère. Cela concerne l’accès aux documents détenus par les administrations mais aussi, et de plus en plus dans le cadre de la montée en puissance des évaluations de politique publique, l’accès aux données. Conformément à leurs missions constitutionnelles et légales, les juridictions financières doivent pouvoir accéder sans obstacle aux données nécessaires à leurs travaux. Il leur revient en contrepartie de garantir la sécurité et la légalité du traitement de ces données, et de préserver, ainsi que le code des juridictions financières les y obligent, le secret de leurs investigations.