BIBLIOGRAPHIE – REVUE-GFP N°6 – 2021

Nous avons lu pour vous

Les autoroutes, une affaire d’État Jean-François Calmette, LGDJ, Lextenso, coll. Systèmes, 2021, 184 p. 

Cet ouvrage offre un point de vue panoramique complet sur les nombreuses questions relatives au régime juridique de la construction et de la gestion des autoroutes. Ses développements apportent donc des informations intéressantes au double titre des finances et de la gestion publiques [1]. L’auteur, maître de conférences HDR à l’Université de Perpignan, mobilise tout l’arsenal des disciplines des sciences humaines pour cerner le phénomène : histoire, droit administratif (ce qui nous vaut un utile rappel de quelques grands arrêts : CE Société de l’Autoroute Estérel Côte d’Azur 1961, TC Société Entreprise Peyrot 1963, CE Ville Nouvelle Est 1971), le droit public économique, l’économie géographique. Il s’appuie sur une large documentation, notamment des avis du Conseil d’État (2005) et de l’Autorité de la concurrence (2015), des rapports de la Cour des comptes(2013), de la Mission d’information de l’Assemblée nationale (2014),de la Commission d’enquête du Sénat (2020).Il présente des synthèses claires sur de nombreuses questions controversées : durée des concessions trop longues et sans cesse allongées, patrimoine de l’État « bradé » à l’occasion des privatisations, tarifs trop élevés et peu contrôlés, rente injustifiée des sociétés concessionnaires, insuffisance des contrôles, manque de transparence, relations déséquilibrées entre l’État (corps des Ponts et Chaussées) et les concessionnaires…

La première partie est une démonstration convaincante que la création des autoroutes est une affaire d’État. Les routes ont toujours été un attribut de la puissance publique et un instrument d’affirmation du pouvoir central. L’État reste propriétaire des infrastructures qui font partie du domaine public. Le réseau comprend actuellement 12 000 km dont 9 000 concédés. Le Conseil d’État a qualifié les autoroutes de service public administratif mais l’expression recouvre plutôt le service rendu aux usagers par l’exploitant de l’infrastructure (circulation, sécurité, accès aux services annexes de distribution de carburants et d’alimentation). L’analyse fine de la jurisprudence du bilan sur l’utilité publique des travaux autoroutiers est plutôt décevante dès lors que le contrôle du juge administratif est resté assez superficiel et ne prend que marginalement en compte les aspects environnementaux des projets. Le Conseil d’État a validé les privatisations en 2006 au motif que les autoroutes ne constituent ni un service public national, ni un monopole de fait.

Pourtant, les autoroutes présentent des caractéristiques très particulières: investissements considérables au départ (le coût de construction d’un kilomètre d’autoroute est estimé à 6M€ en moyenne et peut aller jusqu’à 40M€ en zone de montagne), rentabilité ne se dégageant qu’après une période très longue (les concessions historiques arriveront à expiration après 2030), monopole sur une portion de territoire, difficulté d’organiser une concurrence en l’absence de marché de l’usage de l’infrastructure contrairement aux autres réseaux de transport ou de télécommunications… L’auteur démontre que des notions telles que celles de monopole naturel, d’infrastructure essentielle au sens du droit de la concurrence ou de bien public auraient pu servir à fonder une doctrine plus protectrice des intérêts de la collectivité et des usagers. En revanche, tout en évoquant les solutions alternatives (nationalisation, rachat des concessions [2]), il ne remet pas en cause le choix de confier l’exploitation à des sociétés concessionnaires.

La seconde partie est une dénonciation sévère des carences du contrôle de l’État avant et après la privatisation des sociétés concessionnaires.

Le déploiement du programme autoroutier dans les années 1960 (rayonnant à partir de Paris puis reliant les métropoles d’équilibre) n’aurait pas pu être réalisé par un financement budgétaire. Les concessions portent sur de très larges missions de conception, de financement, de construction, d’entretien et d’exploitation. Elles ont été attribuées à cinq sociétés d’économie mixte dans laquelle les intérêts publics étaient majoritaires et qui bénéficiaient de prêts garantis par l’État notamment accordés par la Caisse nationale des autoroutes gérée par la Caisse des dépôts et consignations. Ce financement public a ensuite été diversifié (avances du Fonds spécial d’investissement routier, fonds de concours, apports en capital, péréquation opérée par un établissement public, Autoroutes de France). Cette débudgétisation massive a permis le déploiement du réseau dont la longueur a été multipliée par huit entre 1970 et 2020. Elle a été prolongée à partir de 1982 par la technique de l’adossement qui consiste à faire financer les nouveaux investissements non rentables par les sociétés titulaires de concessions en cours, moyennant une prolongation de la durée de la concession. Ce recours à des marchés de gré à gré sans mise en concurrence a été abandonné en 2001 mais est toujours utilisé pour certains travaux. Le régime juridique et la gestion des autoroutes comporte d’autres caractéristiques originales qui profitent aux concessionnaires : paralysie des commissions des marchés faute d’informations complètes de la part des sociétés ; opacité et flou des mécanismes de compensations pour investissements nouveaux ; consanguinité des dirigeants des sociétés et de l’administration de tutelle.

La contrepartie des engagements des sociétés concessionnaires est la perception des péages dont il est rappelé qu’un des premiers théoriciens est l’ingénieur-économiste Arsène Jules Emile Dupuit (1804-1866), par ailleurs précurseur de la courbe de Laffer [3] . Bien que l’article L122-4 du code de la voirie routière énonce dans son premier alinéa que : « L’usage des autoroutes est en principe gratuit », le péage est généralisé sauf quelques exceptions motivées par des considérations d’aménagement du territoire (Bretagne,Auvergne). La politique tarifaire est insuffisamment contrôlée et peu transparente mais il est rappelé que 42 % des recettes de péage reviennent à l’État sous forme de TVA, d’impôt sur les sociétés, de redevances domaniales, de taxe d’aménagement du territoire, et depuis 2005 de contributions volontaires exceptionnelles. Ces ressources diverses, estimées en 2006 à 4 Md€, financent notamment les programmes de l’Agence pour le financement des infrastructures de France (AFITF) dont la gestion n’est pas des plus transparentes.

L’étape la plus significative de l’autonomisation du secteur autoroutier résulte de la vente des actions des sociétés concessionnaires au secteur privé entre 2002 et 2005. Cette privatisation a rapporté 14,8 Md€ à l’État sans que l’auteur puisse trancher la controverse relative à l’exactitude de cette évaluation. Ces opérations ont bénéficié à trois grands groupes (Eiffage, Vinci, Albertis) qui gèrent 90 % du réseau concédé. Cette concentration a accentué le pouvoir de négociation des concessionnaires, leur possibilité de confier les travaux aux entreprises qui leur sont liées, leurs réticences à transmettre des informations pertinentes et complètes à l’autorité de tutelle, leur capacité de s’endetter pour financer les travaux (les intérêts d’emprunt sont déductibles sans limite) mais aussi pour distribuer d’importants dividendes (certaines années supérieurs aux bénéfices !). Le débat sur la rente des sociétés autoroutière n’est pas passé sous silence. Bien que cette analyse de l’autorité de la concurrence soit contestée par les sociétés, leur rentabilité paraît exceptionnellement élevée au regard des risques, surtout pour les sociétés historiques dont les premiers travaux sont amortis. Actuellement, une vingtaine de concessionnaires se partagent le réseau mais les grands groupes réalisent l’essentiel du chiffre d’affaires (en 2013 : 8,4 Md€ contre 480 M€ aux autres sociétés).

Depuis la privatisation, des contrats de plan fixent les relations contractuelles entre l’État et les exploitants pour une durée de cinq ans, notamment, les conditions d’évolution des péages et les investissements supplémentaires. En 2015, après la « crise autoroutière » (rapports de la Cour des comptes, de l’Autorité de la concurrence, de la Mission d’information de l’Assemblée nationale, de la Fondation Terra Nova qui ont popularisé le concept de « rente autoroutière »), une série de textes vient mettre un peu d’ordre et amorcer un certain rééquilibrage des relations entre l’État et les sociétés privées exploitantes. Ils découlent d’un protocole d’accord resté secret pendant plus d’un an et rendu public après un recours à la Commission d’accès aux documents administratifs qui s’est terminé par une décision du Conseil d’État statuant en juge de cassation ! Les engagements nouveaux des sociétés inscrits dans des contrats de plan (3,2 Md€ d’investissements nouveaux sur 10 ans) ont été, une fois de plus, compensés par un allongement des concessions de 2 ans et demi en moyenne. Les règles des marchés ont été clarifiées. L’élément le plus novateur est l’intervention d’une autorité indépendante de régulation. Les compétences de l’ARAFER devenue l’autorité de régulation des transports (ART), ont été élargies à la surveillance des sociétés concessionnaires. Cependant, pour l’auteur, le contrôle reste insuffisant pour préserver les intérêts des usagers et de la collectivité (notamment la protection de l’environnement peu prise en compte explicitement dans les contrats). Mais, il faut bien reconnaître qu’il n’est pas certain que la gestion directe et le financement publics des autoroutes seraient plus efficaces. Par ailleurs, les solutions alternatives inspirées des théories des communs ou du public trust restent peu réalistes. La « troisième voie », de nature à concilier l’intérêt public de la gestion du domaine autoroutier et l’efficacité d’un financement privé, n’a pas encore été trouvée. ■

[1] Cette revue a d’ailleurs consacré plusieurs articles au sujet de la gestion des autoroutes : Barberye R., Bilan et perspectives de la politique autoroutière française, RdT novembre 2000,p.661 ; Dupéron O., Les vicissitudes de la politique des transports : de la pérennité et de l’efficacité de ses modes de financement, G&FP, mai-juin 2015, p.26 ; Broussolle Y., Les relations entre l’État et les sociétés concessionnaires d’autoroutes, G&FP, juillet-août 2015, p.22 ; Drouin F., L’État et les autoroutes concédées, G&FP, novembre-décembre 2015, p.14

[2] V. par exemple, Chanteguet Jean-Paul, La France peut mettre fin à la privatisation d’une rente autoroutière indue, Le Monde 18 septembre 2021

[3] V. Barilari André, La courbe de Laffer, habile storytelling ou vérité scientifique ?, G&FP, n° 1-2019, p.73

Michel Le Clainche