La soutenabilité environnementale dans les finances fédérales en Allemagne

« Jeder euro kann nur einmal ausgegeben werden » (Chaque euro ne peut être dépensé qu’une seule fois)

A. la situation au niveau fédéral

Je focaliserai mon propos sur la situation au niveau fédéral de la soutenabilité ou durabilité environnementale des finances publiques en Allemagne. La situation au niveau fédéré et les relations avec le niveau fédéral seront traitées par mon collègue allemand.

Tout d’abord, sur un plan terminologique, la durabilité ou soutenabilité (Nachhaltigkeit) est, en Allemagne, un concept plus large que la simple durabilité environnementale et s’applique aussi, dans le langage de la Majorité au pouvoir début 2021, à la soutenabilité (Tragfähigkeit) du déficit budgétaire.

Ensuite, les Allemands ne connaissent pas d’annexe budgétaire comparable à notre jaune faisant office de budget vert. Toutefois, ils pratiquent une stratégie de durabilité découlant d’engagements onusiens et qui se déclinent en plusieurs rapports des ministères fédéraux, au-delà du rapport plus large du gouvernement fédéral. Particularité notable, le rapport du Ministère fédéral des finances associe soutenabilité budgétaire et soutenabilité environnementale. Le rapport nous dit que la solidarité avec les générations futures ne se réduit pas à la protection de l’environnement mais passe aussi par le legs de finances saines et d’États peu endettés à nos enfants. La crise pandémique doit toutefois, d’après le rapport toujours, être appréhendée comme une opportunité pour favoriser la transition écologique et la transition numérique, grâce notamment à la relance économique qu’elle a rendu indispensable. Ces deux formes de soutenabilité semblent en pratique contradictoires et difficiles à concilier. En effet, les investissements publics nécessités par la transition écologique sont par nature peu compatibles avec des règles budgétaires similaires ou identiques aux règles budgétaires actuelles qui, elles, sont plutôt sceptiques face à la dépense publique. 

1) la résilience de la crise pandémique

Le vaste plan de relance adopté en Allemagne le 3 juin 2020 pour faire redémarrer l’économie après le choc dû à la pandémie est conçu comme un tremplin pour accélérer la modernisation du pays et éviter le décrochage avec ses principaux concurrents. L’heure est en effet en Allemagne au rattrapage en raison des investissements négligés ces dernières années dans le but de réduire l’endettement public. La transition énergétique pour compenser le tournant climatique, la numérisation de l’économie et de l’enseignement, le renforcement de la participation sociale (soziale Teilhabe) et la modernisation du système de santé ainsi que de l’administration font partie des objectifs visés par le plan de relance de juin 2020.

Parmi les mesures de ce plan de relance chiffré à 130 milliards d’euros figure une enveloppe de 50 milliards d’euros pour des investissements durables. La mobilité électrique (individuelle et collective), les bornes de recharge des véhicules électriques et la baisse du prix de l’électricité ainsi que les batteries au lithium, les moteurs à hydrogène et l’isolation thermique (sous forme de subvention et d’avantages fiscaux) sont particulièrement choyés par le plan de relance tendu vers une économie moins carbonée et une croissance plus verte. Les avantages fiscaux liées aux véhicules électriques ont aussi été renforcés à l’occasion de la crise pandémique. Les orientations de ce plan doivent être confortées par le plan européen Next Generation.

Le plan allemand de relance a été précédé d’un plan de soutien pendant la crise. Plutôt tourné vers le sauvetage de l’économie, la durabilité n’occupe pas une place importante en son sein. Quelques nuances se laissent observer. D’un côté, les aides à Lufthansa ont été liée à la poursuite d’un renouvellement des avions visant la réduction des émissions carbones. D’un autre côté, le Fonds de stabilisation de l’économie peut exiger en contrepartie de ses aides des informations sur le respect des engagements des accords de Paris sur le climat.

2) la durabilité des marchés financiers

La finance durable (sustainable finance) consiste à intégrer des préoccupations environnementales et sociales dans la régulation et la réglementation des marchés financiers qui financent les personnes publiques ainsi que les entreprises et les particuliers. Non seulement les risques liés au climat ou à l’environnement mais aussi des exigences sociales doivent, d’après ce concept, être prises en compte. 

Tout d’abord, le gouvernement fédéral a émis le 2 septembre 2020 des bons verts à 10 ans (grüne Bundeswertpapier) pour une valeur de 6,5 milliards d’euros sur les marchés financiers. Ces emprunts ne peuvent financer que des dépenses reconnues comme vertes par les objectifs du programme allemand de protection du climat.

Des comptes d’affectation spéciale (Sondervermögen) sont aussi concernés par la soutenabilité dans la gestion de leur portefeuille d’actions. À l’image de l’État fédéral dans son ensemble, ils doivent se défaire de leurs participations dans les centrales nucléaires étrangères. Un appel d’offres doit déboucher sur la formulation d’un indice classant les actions selon leur soutenabilité. Il devra orienter les achats d’actions vers plus de durabilité, en privilégiant les plus verts et en excluant les activités les moins durables. Cependant, la durabilité ne sera pas le seul critère et devra se concilier avec les conditions législatives de sécurité, rentabilité et liquidité.

Par ailleurs, la création d’un cadre favorable à une finance plus attentive à la durabilité passe bien entendu par la transparence des marchés financiers. L’autorité allemande de régulation des marchés, la BaFin (Bundesanstalt für Finanzdienstleistungsaufsicht), a déposé en décembre 2019 un rapport intitulé Fiche sur la gestion des risques de durabilité. 

Enfin, la Banque publique d’investissements, Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW), s’est engagée à détenir un portefeuille (KfW-Portfolio) compatible avec les accords de Paris sur le climat de 2015. Elle est déjà très bien notée par des Agences indépendantes de notation de la durabilité.

3) la responsabilité des entreprises publiques

Les principales entreprises publiques, telles Deutsche Telekom AG, Deutsche Post AG ou PD-Berater der öffentlichen Hand GmbHs sont soumis à des règles les responsabilisant dans le domaine de la durabilité. Bien que de droit privé, ces entreprises sont contrôlées par l’État fédéral, qui est leur actionnaire majoritaire. Elles doivent ainsi respecter un code de conduite relatif à la durabilité qui s’étend du respect des droits humains aux mesures de protection du climat en passant par la parité homme-femme. Une obligation de rapport doit permettre de suivre le respect de ces obligations.

4) la nouvelle coalition issue des élections de 2021

Les élections législatives de septembre 2021 ont vu la victoire du SPD et la formation d’une nouvelle coalition, dite feu tricolore. Constituée par le SPD (rouge), les Verts et les Libéraux (jaune), ses couleurs rappellent les feux tricolores outre-Rhin. Elle remplace au pouvoir la Grande coalition (Démocrates-Chrétiens soutenant Mme Merkel, qui ne se représentait pas, et SPD). Cette coalition feu tricolore se veut plus ambitieuse au plan du développement durable.

Au prix de nombreux compromis dans d’autres domaines, les Verts ont réussi à imposer la cible du 1,5 degré d’augmentation de la température prévue par le Traité de Paris sur le climat de 2015.  Le contrat de coalition est trop imprécis pour s’assurer que cette cible pourra être atteinte. Pour réaliser cet engagement, un vaste ministère de l’économie et de la transition climatique est confié à un des leaders des Verts, Robert Habeck.

Pour atteindre 80% au lieu de 65% d’électricité d’origine renouvelable en 2030 avec une augmentation de la consommation d’électricité de 30%, le développement d’énergies renouvelables va acquérir le statut d’intérêt public.

Afin de permettre la sortie du charbon avant 2030, un prix minimum du CO2 sur le marché européen ne pourra descendre en-dessous de 60 euros. Les augmentations du prix de l’essence, du diesel, du gaz et du mazout décidées par la Grande coalition semblent conservées. En revanche, la charge soutien aux énergies électriques renouvelables (EEG-Umlage) est une taxe payée par les consommateurs d’électricité afin de financer le développement des énergies renouvelables. Elle va disparaître pour modérer la hausse actuelle du prix des énergies. Le soutien à l’hydrogène est confirmé.

Jusqu’en 2030, le chauffage des bâtiments devra reposer sur 50% d’énergies renouvelables. Chaque construction nouvelle de bâtiment d’habitation ou d’usage économique devra prévoir des panneaux solaires. 15 millions de voitures électriques devront rouler en Allemagne d’ici à 2030, ce qui semble réaliste pour les experts malgré les retards actuels par rapport à des pays pionniers comme la Norvège. Le développement des stations de recharge des voitures doit aussi se poursuivre. Les immatriculations de voitures thermiques nouvelles seront, quant à elles, stoppées avant 2035. Les subventions pour les voitures polluantes devront être supprimées. Le péage pour les poids lourds devra intégrer des objectifs climatiques. Le SPD et les Verts ont en revanche renoncé à limiter la vitesse sur les autoroutes à 130 km/h pour satisfaire les Libéraux.

Un fonds de pension étatique de 10 milliards d’euros doit être créé afin de compléter le financement des retraites par des revenus issus des marchés financiers. Il est possible que ce fonds de pension doive poursuivre des objectifs favorables au climat.

En revanche, des exonérations ou abattements fiscaux nuisibles pour l’environnement sont maintenus. La réduction fiscale prévue pour la voiture de fonction ainsi que le forfait pour les trajets professionnels sont maintenus. L’opposition des Libéraux à des hausses d’impôts ainsi que l’accord des 3 partis sur le respect du frein à l’endettement pour le budget fédéral à partir de 2023 débouche sur une certaine neutralité fiscale de la coalition tricolore : ni hausse d’impôts, ni baisse d’impôts. Cette neutralité fiscale rétrécit les marges de manœuvre pour agir en faveur du climat. En échange, au nom de la cohésion de la zone euro, les Libéraux ont assoupli leur position sur la dette mutuelle européenne et les investissements européens, rendant possible un nouveau plan Next Generation, permettant de financer des projets favorables au climat.

B) Le “budget vert” en Allemagne ? – Niveau des Länder et des municipalités

Comme vous le savez, la République fédérale d’Allemagne est toujours un État fédéral dans lequel les Länder et les municipalités jouissent d’un degré d’autonomie relativement élevé. Ceci est également significatif pour la manière dont l‘impact environnemental ou la durabilité des budgets publics peuvent être observés et influencés.

1. Description de la situation

1.1. Niveau des „Länder“

Selon l’article 109 (1) de la Loi fondamentale, le „Bund“ et les „Länder“ sont autonomes et indépendants les uns des autres dans leur gestion budgétaire. L’autonomie budgétaire dont jouissent Les Länder par la suite n’est pas une autonomie financière complète. Du côté des recettes, les Länder sont largement tributaires des parts de recettes provenant des impôts prélevés par le Bund et ont très peu de marges de manœuvre pour élaborer leur budget. Du côté des dépenses, de nombreuses tâches et dépenses sont prescrites par la loi fédérale. Mais dans ce cadre, les Länder, comme le gouvernement fédéral, décident de l’utilisation de leurs fonds budgétaires sous leur propre responsabilité. 

Selon la loi fondamentale, cette autonomie budgétaire est soumise à des limitations constitutionnelles afin d’assurer la durabilité au sens d’une viabilité durable des finances publiques. Les Länder sont liés par les exigences budgétaires de l’Union Europénne (article 109 (2) de la Loi fondamentale) et sont soumis au “frein à l’endettement” (article 109 (3) de la Loi fondamentale), qui leur interdit en principe de contracter des emprunts nets. Leur gestion budgétaire est surveillée par un Conseil de stabilité afin d’éviter les urgences budgétaires (article 109a GG). En outre, les Länder doivent généralement respecter l’objectif étatique de protection des bases naturelles de la vie (article 20a de la Loi fondamentale) dans leur politique, mais il n’existe aucune obligation constitutionnelle pour que la politique budgétaire des Länder soit durable dans un sens plus large, notamment écologique. En plus de ces obligations constitutionnelles, l’article 109 (4) de la Loi fondamentale prévoit qu’une loi fédérale “établit des principes de droit budgétaire qui s’appliquent conjointement à l’État fédéral et aux Länder”. L’autorisation vise principalement à établir la comparabilité des budgets. Il autorise donc des réglementations qui concernent la procédure du cycle budgétaire et la conception formelle du budget et de son exécution ; il n’est pas tout à fait incontesté si et dans quelle mesure les décisions budgétaires sur le contenu peuvent également être déterminées. Pour autant que je sache la question de savoir s’il serait possible de prescrire une présentation des incidences environnementales du budget pour l’État fédéral et les Länder qui soit comparable au budget vert n’a pas été discutée jusqu’à présent ; je ne l’exclurais pas. Toutefois, la loi sur les principes budgétaires actuellement en vigueur ne prévoit pas une telle obligation. 

Il appartient donc à chaque Land de décider si et comment il contrôle la pertinence environnementale de son budget. À cet égard, les ministres des finances des Länder ont commandé en 2019 un rapport sur les “stratégies de durabilité dans les ministères des finances et les administrations des finances des Länder”, qui a été présenté en 2020. Le rapport montre une grande variété d’approches différentes au niveau des Länder. Il s’agit de la prise en compte de la durabilité économique, sociale et écologique également dans la préparation du budget, mais surtout dans l’émission d’obligations d’État (obligations vertes), l’investissement des biens de l’État, l’attribution de marchés publics et de subventions. Par ailleurs, comme le gouvernement fédéral, la plupart des Länder ont également adopté des stratégies de durabilité qui devrait bien entendu influencer également leur planification budgétaire. Par exemple, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie a été le premier Land à adopter une stratégie de durabilité en 2016, qui vise à mettre en œuvre les objectifs mondiaux de durabilité du sommet de l’ONU de New York de septembre 2015 et a défini à cet effet un système d’objectifs et d’indicateurs pour les champs d’action centraux ; la stratégie de durabilité est complétée par des rapports réguliers sur la durabilité établis par l’autorité statistique du Land.

1.2. Niveau communal

Le niveau communal doit également être considéré séparément.

En principe, le gouvernement fédéral n’a aucune influence directe sur leurs finances et leurs budgets, car les communes sont considérées comme faisant partie des Länder en vertu du droit constitutionnel. Au sein des Länder, les communes sont fortement dépendantes du Land, notamment en ce qui concerne leurs missions et leurs dépenses. Toutefois, en raison de la garantie constitutionnelle de l’autonomie communale, elles jouissent d’une autonomie financière (article 28, paragraphe 2, de la loi fondamentale), ce qui leur donne le pouvoir de gérer leurs propres recettes et dépenses. Cette autonomie financière est également limitée par des lois sur le budget communal des Länder, qui impose l’élaboration d’un budget équilibré, des restrictions en matière d’emprunt, etc. Je n’ai pas connaissance d’exigences juridiques dans aucun der Länder en termes de prise en compte de l’impact écologique du budget.

Pour les communes elles-mêmes, cependant, la durabilité est certainement une question importante. Il existe une résolution type de l’Association allemande des villes intitulée “2030-Agenda pour le développement durable : façonner la durabilité au niveau communal”, qui a été signée par de nombreuses communes. Sur cette base, les différentes villes, dont Bielefeld, ont adopté leurs propres stratégies de durabilité.

2. Raisons et conclusions

En résumé, une approche aussi spécifique que le budget vert en France, qui se concentre précisément sur le budget, n’a pas encore été poursuivie en Allemagne, ni au niveau de l’État (Bund et Länder), ni au niveau communal. Je voudrais conclure par trois commentaires sur les raisons possibles de cette situation et ses conséquences.

Tout d’abord. La possibilité d’observer et d’influencer les impacts écologiques du budget de l’État à travers un budget vert aussi ambitieux qu’en France est clairement limitée en Allemagne en raison de la structure fédérale de l’État. Non seulement le Bund, mais aussi les Länder et les communes établissent leur propre budget et jouissent d’une autonomie fondamentale dans ce domaine. En outre, il existe avant tout un principe de conception particulier de la structure de l’État allemand. Les compétences législatives appartiennent dans une large mesure à l’État fédéral, le Bund, et les activités administratives, y compris la mise en œuvre des lois fédérales, sont principalement menées par les Länder et, dans les Länder, par les communes. Par conséquent, le budget fédéral ne reflète pas entièrement les dépenses publiques dont le Bund est responsable. Et les budgets des Länder et des communes contiennent des dépenses dont ils ne sont pas responsables dans une large mesure. Les responsabilités pour le budget et pour les décisions de fond qui déterminent ce plan divergent à cet égard. Cela me semble être un aspect central, car cela signifie que l’expressivité et l’efficacité d’un budget vert seraient considérablement réduits aux différents niveaux de l’état.

Deuxièment. L’équivalent du budget vert en Allemagne, au niveau fédéral mais aussi au niveau des Länder et des communes, semble être les stratégies de durabilité adoptées et les rapports réguliers sur la durabilité. Les ministères des finances publient également des rapports sur la durabilité dans leurs domaines d’activité et, bien entendu, ils se concentrent également sur des sujets ayant un lien particulier avec le budget. Mais les stratégies de durabilité ne commencent pas par les budgets de l’État, mais par les différents domaines de la politique de fond, et dans certains cas, elles couvrent également les acteurs sociaux au-delà de l’État.

Troisièmement. En termes de contenu, les stratégies de durabilité ne sont pas aussi strictement axées que le budget vert sur les impacts environnementaux. Ils font plutôt fortement référence à l’Agenda 2030 adopté en 2015 par les États membres des Nations unies, avec ses 17 objectifs de développement durable (ODD) et un modèle à trois piliers qui en découle. Dans ce modèle, la durabilité est comprise dans un triple sens, à savoir la durabilité économique, sociale et écologique. Il est évident que dans ce concept les différents aspects de durabilité ne s’accordent pas toujours parfaitement. 

3. Remarques finales

Une dernière remarque d’actualité. Par une jolie coïncidence de calendrier, notre conférence se déroule à un moment où trois partis politiques veulent former un nouveau gouvernement fédéral en Allemagne, l’un d’eux voulant plutôt représenter la durabilité économique, l’autre la durabilité sociale et le troisième la durabilité écologique. C’est précisément la durabilité écologique et la durabilité économique qui entrent en conflit. Les questions qui se posent actuellement en sont la preuve : Faut-il assouplir le frein à l’endettement, synonyme de durabilité économique, pour investir dans la transformation climatique ? Et pour cette transformation, le poste de ministre fédéral des Finances est-il peut-être plus important que celui de ministre fédéral du Climat ?

Johannes Hellermann et Jérôme Germain