Thierry_Lambert_livre_2021

BIBLIOGRAPHIE – REVUE-GFP N°5 – 2021

Nous avons lu pour vous

L’impôt dans une économie mondialisée, contribution à une théorie générale de l’impôt – Thierry Lambert, Bruylant – Coll. Droit et économie, 2021, 200 p.

Le droit fiscal est en perpétuelle évolution et celle-ci n’est pas toujours perçue avec la focale adaptée. Les spécialistes ont naturellement tendance à privilégier une approche incrémentale qui les conduit à ajouter les couches successives d’adaptation aux concepts de base. Le débat public sur l’impôt est, lui aussi, concentré sur l’actualité de quelques questions visibles, essentiellement les baisses d’impôt. C’est à la doctrine qu’il revient de faire le point régulièrement sur les sujets fondamentaux et de faire apparaître ainsi de véritables changements de paradigme. La prise de conscience de la constitutionnalisation du droit fiscal est un exemple de ces mutations mises au jour par la doctrine. Le livre de Thierry Lambert, directeur du Centre d’études fiscales et financières de l’Université d’Aix-Marseille et rédacteur en chef de la Revue européenne et internationale de droit fiscal, s’inscrit dans la même ambition de rénover la théorie générale de l’impôt en prenant en considération un phénomène connu mais dont l’ampleur a été sous-estimée jusqu’à maintenant : l’internationalisation du droit fiscal.

L’auteur, dont on sait qu’il se revendique comme « un juriste comme les autres »[1] , souligne le contraste entre la théorie classique qui rattache les prérogatives fiscales des États à la notion de souveraineté et les réalités d’une économie mondialisée. La contradiction est résolue par l’internationalisation progressive du droit fiscal notamment sous l’impulsion de l’OCDE par le truchement de la technique de la soft law. Même si des limites sont inévitables et doivent être reconnues avec réalisme, même si de grands progrès restent à faire dans le domaine de la coopération internationale, le droit fiscal d’aujourd’hui ne correspond plus du tout à la théorie classique de la souveraineté des États. On peut envisager aujourd’hui des impôts sans États et sans territoires (taxe sur les activités financières, taxe sur les robots, tarification de biens communs, taxe sur les ventes d’armement) et personne ne peut contester que l’impôt « n’est plus pensé pour l’essentiel par les gouvernements et les assemblées délibératives ». La démonstration est faite en trois chapitres : la refondation du droit fiscal international ; l’autonomie relative du droit de l’Union européenne; le rétrécissement du droit fiscal national.

La refondation du droit fiscal international s’effectue essentiellement sous l’impulsion de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et plus spécifiquement de sa division des politiques fiscales et des statistiques sur l’action de laquelle l’auteur avait déjà attiré l’attention [2] . Elle a constitué une expertise internationale et des ressources documentaires et statistiques de très haut niveau. Elle met en œuvre une méthode juridique novatrice, la soft law, dont l’auteur démontre précisément l’efficacité. L’OCDE n’impose pas et normalise peu. Elle publie des rapports sur les questions fiscales, formule des déclarations de principes, assure le suivi de l’application de ceux-ci et en publie les résultats, édicte des codes de conduite non contraignants. Ces techniques s’avèrent très efficaces. Ainsi, les 15 thèmes du projet BEPS (base erosion and profit shifting) ont donné lieu en quelques années à des actions très significatives de la part des États au moyen notamment de plusieurs instruments originaux : le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales a assuré la mise en œuvre de termes de référence relatifs aux échanges de données entre administrations fiscales ; le Cadre inclusif a permis d’associer de très nombreux pays, y compris des non-membres, aux principales actions du programme ; la Convention multilatérale pour l’actualisation des conventions fiscales permet l’actualisation « à la carte » du dense réseau de conventions bilatérales. L’OCDE a aussi conçu un modèle universel de TVA. Elle publie régulièrement des études comparatives, par exemple sur la fiscalité environnementale ou sur la taxation effective des revenus salariaux (coin fiscal). Elle consacre une part importante de ses travaux à la lutte contre la fraude et l’optimisation fiscale agressive (critères et listes de paradis fiscaux, travaux sur l’établissement stable, imposition minimum et répartition des bases taxables des multinationales du numérique en fonction des réalités économiques…). Elle a organisé des coopérations et des convergences sans précédents sur la base d’une vision très cohérente d’un système fiscal au service d’une économie de marché. Sur ce dernier point, l’action de l’ONU et de son comité d’experts est plus modeste mais très utile pour faire valoir les adaptations nécessaires aux spécificités des pays en développement.

L’Union européenne comporte évidemment une dimension fiscale mais aucune politique fiscale commune ne se dégage. Le droit fiscal n’est qu’un accompagnement du marché intérieur et la vision européenne est limitée à ce qui est utile au bon fonctionnement de ce marché. L’harmonisation, c’est-à-dire la convergence des règlementations, n’est assurée qu’en matière de TVA et d’accises avec encore d’assez nombreuses limites qu’on espère voir disparaître lors de l’adoption d’un régime « définitif » de TVA. Celui-ci pourrait s’appuyer sur le principe de taxation dans le pays destinataire et sur le guichet unique dématérialisé de déclarations. La coopération entre États est principalement organisée dans le cadre de la transposition des orientations de l’OCDE sur la lutte contre la fraude et les échanges de renseignements entre administrations fiscales. L’Union européenne est donc essentiellement un relais de l’OCDE. Et on attend toujours de « vraies » ressources propres, l’émergence d’un impôt communautaire, les progrès du projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés et l’aboutissement de la proposition de la Commission de remplacer la règle de l’unanimité en matière fiscale par une règle de majorité qui a été repoussée par le Conseil en 2000. La jurisprudence de la Cour de justice, qui procède d’un véritable fédéralisme fiscal, reste limitée à l’interprétation des traités.

Dans le dernier chapitre, l’auteur expose « le peu qu’il reste aux États ». Cependant les divergences en matière d’impôt sur le revenu et d’impôts sur le patrimoine ainsi que la persistance de « particularismes locaux », tels que Hong Kong et l’État du Delaware, démontrent que ce « peu » est encore beaucoup dans la perspective d’une régulation fiscale mondiale, source de justice sociale et d’efficacité économique.

À l’appui du raisonnement, le lecteur trouvera des informations complètes et actualisées sur une multitude de sujets (les définitions des paradis fiscaux, la mise en œuvre du BEPS, les notions de prix de transfert, les échanges de renseignements entre administrations fiscales, la taxation des multinationales du numérique, les perspectives de nouvelles ressources propres de l’Union européenne, l’absence de coordination européenne de la fiscalité de l’épargne, l’encadrement des aides fiscales susceptibles de fausser la concurrence en Europe, le code de bonne conduite en matière de fiscalité des entreprises, la résistance du réseau des conventions fiscales bilatérales, les progrès des procédures amiable et de l’arbitrage, la recherche d’une définition nouvelle de l’établissement stable, la multiplication des plans de coopération pour lutter contre la fraude fiscale, l’impossible dépassement de la règle de l’unanimité au Conseil de l’Union européenne…).

Au fil de ces développements techniques, Thierry Lambert montre discrètement ses souhaits et trace des perspectives : une extension de la soft lawde l’OCDE à de nouveaux thèmes, un progrès dans la coordination fiscale européenne qui serait l’émanation d’une volonté politique plutôt que le fruit d’initiatives technocratiques ou juridictionnelles, une véritable politique fiscale européenne et l’expérimentation d’un impôt vraiment européen (qui pourrait être une taxe sur les services numériques); ceci sans céder à l’illusion de la gouvernance mondiale ou de la suppression des frontières fiscales. De quoi renouveler en effet la théorie générale de l’impôt. ■

[1]« Le fiscaliste, un juriste comme les autres », GFP, 2014, n° 3-4, pp.12-20.

[2]« L’OCDE, un acteur influent du droit fiscal international », GFP, n° 3, 2016, pp. 94-102.