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LES ORIGINES DE LA CLAUSE DU GRAND-PÈRE

Le Gouvernement cherche un moyen de désamorcer les résistances suscitées par le projet de réforme des retraites en ménageant les transitions les plus longues possibles. La méthode qui préserve le mieux les droits acquis consiste à prévoir une entrée en vigueur de tout ou partie du nouveau dispositif seulement pour les nouveaux entrants sur le marché du travail à partir d’une date déterminée, le vote de la loi, par exemple. Ce dispositif est connu en matière de mise en œuvre de réformes sous le nom de clause d’antériorité ou « clause du grand-père ». D’où vient cette sympathique expression ?

Deux explications ont cours : l’une américaine, qui relève de l’histoire politique ; l’autre française, qui renvoie à l’histoire de la fiscalité.

La grandfather clause aux Etats-Unis

La « grandfather-clause» provient, aux Etats-Unis, des conditions d’application des nouveaux droits civiques reconnus aux esclaves émancipés à la fin du XIXe siècle. Certains Etats ont posés plusieurs conditions à l’octroi du droit de vote, tenant par exemple à la possession d’une surface minimum de terrains ou à la capacité de savoir lire ou écrire la Constitution… .Ils ont en même temps dispensé de ces conditions les personnes qui disposaient de ce droit antérieurement au 1er janvier 1866 (avant la guerre de Sécession) ou dont le père ou le grand-père disposait du même droit. La grandfather-clause a donc permis à ces bénéficiaires de se prévaloir du droit acquis par leur grand-père même si eux-mêmes ne répondaient pas aux conditions imposées par la loi. Bien qu’elle ait été déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême en 1915, la grandfather clause sert encore de référence lorsqu’une réforme est d’application différée pour respecter les droits acquis.

Le privilège des bouilleurs de cru

En France, on se réfère plus volontiers aux conditions d’entrée en vigueur de la suppression du privilège des bouilleurs de crus, privilège qui est en fait une exonération fiscale. Les bouilleurs de cru sont les propriétaires, agriculteurs ou vignerons, qui distillent les fruits de leurs récoltes pour produire de l’alcool (article 315 du code général des impôts).Napoléon avait exonéré d’impôt ses grognards pour la production de 10 litres d’alcool pur. Ce privilège était héréditaire et s’est transmis de génération en génération. Il a été codifié en 1923. Dans le but de lutter contre l’alcoolisme, diverses tentatives d’extinction du privilège ont été décidées. Ainsi, la loi Laniel du 11 juillet 1953 et le décret Mendès-France du 13 novembre 1954 prévoyaient la suppression de l’exonération pour le futur et son maintien pour les propriétaires-récoltants ayant bénéficié du privilège au cours des dernières campagnes. Mais le privilège a été reconduit par chaque loi de finances jusqu’en 1960.

La suppression du privilège et sa reconduction

En décembre 1959, Bernard Chenot, alors ministre de la santé publique du Général de Gaulle, présente un nouveau projet et doit affronter un débat houleux au Parlement. Rendant compte du débat, André Ballet, journaliste au Monde écrit : « L’assemblée nationale s’est employée de son mieux mercredi à avilir et discréditer le régime représentatif qu’elle incarne »[1]. Des parlementaires contestent que le privilège soit une cause de l’alcoolisme qu’ils attribuent exclusivement à la fraude et défendent «  les petites gens qui occupent leurs loisirs à cultiver leur petit jardin ou leur petit vignoble alors qu’on importe du gin et du whisky »[2]. La transmission héréditaire du privilège est alors abrogée et l’exonération n’est maintenue qu’à ceux qui en bénéficiaient au cours de la campagne 1959-1960 et à leur conjoint. La loi de finances pour 2003 supprime la franchise de 1000 degrés mais la maintient jusqu’en 2008. Après une nouvelle prorogation, l’article 89 de la loi de finances n°2011-1977 du 28 décembre 2011 maintient la franchise des 1000 degrés pour tous les titulaires, exploitants en 1959-1960, et leurs conjoints durant leur vie et fixe la rédaction actuelle de l’article 317 du Code général des impôts.

Une méthode utile à certaines conditions

Ainsi, les grands-pères ont pu continuer à distiller jusqu’à 1000 degrés d’alcool (équivalents à 20 litres à 50 degrés) en franchise d’impôt. Dans certaines campagnes, on dit que les grands-pères et les grands-mères ont vécu très longtemps malgré la vigilance des agents des contributions indirectes, rattachés successivement à la direction générale des impôts puis à celle des douanes. Cependant, le privilège s’éteint peu à peu et sans protestation.

La méthode de la clause du grand-père permet donc de ménager des transitions en sauvegardant les droits acquis des personnes en place et en différant l’application des nouveaux textes. Ainsi, lors des changements de statut des personnels d’entreprises publiques, la loi peut décider que les nouvelles règles ne concernent pas les salariés actuels et ne s’appliqueront qu’aux nouveaux agents recrutés après l’entrée en vigueur de la loi. La réforme effective est plus tardive mais les oppositions les plus virulentes sont désamorcées.

Les précédents nous indiquent cependant que la discrimination ainsi introduite ne doit pas être contraire au principe d’égalité et, surtout, que la réforme risque d’être éternellement différée.

Nous verrons ce qu’il adviendra du beau projet d’unification des régimes des retraites avec ou sans la clause du grand-père, sur l’ensemble du projet ou seulement sur les régimes spéciaux.

Michel Le ClaincheDR Finances Publiques au Ministère des finances

[1] André Ballet “L’Assemblée Nationale s’inquiète du sort des bouilleurs de cru”, Le Monde 4 décembre 1959

[2] M.Briot, député UNR. Le ministre a eu le soutien remarquable d’Eugène Claudius – Petit (Entente centriste) et de Paul Reynaud (Indépendant).