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AUDIENCE SOLENNELLE DE RENTRÉE – PROCUREURE GÉNÉRALE DE LA COUR DES COMPTES

Audience solennelle de rentrée du 24 janvier 2022, allocution de Catherine Hirsch, Procureure générale près la Cour des comptes (PDF)

Lundi 24 janvier – 15h30 Grand’chambre

Allocution de Catherine Hirsch, Procureure générale près la Cour des comptes

Merci Monsieur le Premier président. Permettez-moi tout d’abord d’associer le parquet général aux remerciements que vous avez adressés à Monsieur le Premier ministre, à Monsieur le Président du Sénat et à toutes les hautes personnalités présentes en cette séance de rentrée malgré la situation sanitaire. C’est un honneur pour la Juridiction, Monsieur le Premier ministre de vous revoir dans ces lieux et tous les membres de notre compagnie se souviennent avec fierté que vous avez commencé dans ces murs une carrière entièrement consacrée au service de l’intérêt général. A vous-même, Monsieur le Premier ministre, ainsi qu’à tous nos invités, je souhaite exprimer chaleureusement notre reconnaissance pour l’intérêt que vous portez aux travaux de la Cour et vous adresser mes meilleurs vœux pour cette année 2022.

C’est un sujet que vous connaissez bien, Monsieur le Premier ministre, que je souhaite aborder aujourd’hui. Il s’agit, vous l’aurez compris, de la réforme du régime de responsabilité des gestionnaires publics, sujet essentiel pour les juridictions financières et qui, dans les fonctions que j’ai l’honneur d’exercer, s’impose naturellement à moi.

Hélène Gisserot, que j’ai plaisir à saluer, avait senti la nécessité de cette réforme bien avant qu’elle ne soit à l’ordre du jour. Lors de la première audience solennelle de rentrée au cours de laquelle il lui fût donné d’intervenir en janvier 1994, elle observait que : « la mise en jeu de la responsabilité des comptables suppose que celle des ordonnateurs qui se trouvent investis de pouvoirs plus étendus dont ils usent avec davantage de liberté, puisse l’être également ».

C’est Philippe Séguin qui, avant vous aujourd’hui, Monsieur le Premier président, a porté le plus loin ce projet de réforme, « l’autre réforme » de la gestion publique, comme il l’avait dénommée lors d’un colloque organisé en 2005 au Palais d’Iéna, en faisant référence à celle introduite par la LOLF. Il l’avait qualifiée dès son discours d’installation, le 6 septembre 2004, de « réforme indispensable », en ajoutant que « la liberté d’action accrue qui va être donnée aux gestionnaires à la faveur des nouvelles règles du jeu budgétaire les met en situation d’exposer leur responsabilité. Il faut que ce soit de manière visible et effective tout en s’efforçant d’éviter une pénalisation croissante de la vie publique ». Hélas, le projet de loi de 2009, qui portait certes une ambition encore plus large, trop large peut-être, ne pourra aboutir.

Après Hélène Gisserot, mes prédécesseurs ont continué à porter cette idée de réforme dans leurs interventions. Gilles Johanet, lors de l’audience solennelle de rentrée du 17 janvier 2019, a appelé de ses vœux la nécessaire refonte de la responsabilité des gestionnaires et comptables publics. Nombre des éléments qu’il avait alors évoqués sont maintenant à l’ordre du jour : un régime unifié porté par la Cour des comptes, une formation du contentieux distincte des formations administratives, la généralisation d’un second niveau de juridiction.

Je me suis moi-même déclarée en faveur d’une réforme d’ensemble et d’un régime de sanction lors du colloque organisé en octobre 2019 par la Cour des comptes et le Conseil d’État sur la responsabilité des gestionnaires publics. Aussi ne puis-je que me réjouir de l’accélération récente de l’Histoire sur ce sujet. Vous avez fait, Monsieur le Premier président, de l’instauration d’un régime unifié de responsabilité des gestionnaires publics, une des actions clés des orientations stratégiques des juridictions financières figurant dans JF 2025. Le sujet était à l’ordre du jour du cinquième comité interministériel de la transformation publique, qui s’est tenu le 5 février 2021. Vous avez souhaité, Monsieur le Premier ministre, que des propositions soit élaborées en vue de la loi de finances pour 2022, à l’issue d’une concertation entre les différentes parties prenantes. C’est chose faite avec l’article 168 de la loi de finances pour 2022 qui habilite le Gouvernement à légiférer par ordonnance, et définit le cadre et les grands principes de la réforme.

Nous n’avons jamais été si près du but et il serait symboliquement très fort que cette réforme historique puisse enfin se concrétiser sous votre Gouvernement, Monsieur le Premier ministre.

Les régimes existants qui relèvent de juridictions distinctes (la Cour et les CRTC pour le jugement des comptes, la CDBF pour les gestionnaires) font de longue date l’objet de critiques tenant à leurs limites intrinsèques ainsi qu’à leur décalage croissant avec les évolutions de la gestion publique. Ils ne permettent pas d’appréhender sur une même affaire la responsabilité de l’ensemble des acteurs alors même que la chaîne financière est de plus en plus intégrée, que ce soit en recettes ou en dépenses. Ils ne tirent pas les conséquences du rôle très structurant des systèmes d’information et de la numérisation dans la gestion financière et son contrôle, ni du développement du contrôle interne financier et des démarches de maîtrise des risques, qui constituent une rupture à la fois quantitative et qualitative en matière d’intégration et de sécurisation des opérations financières.

Ces évolutions remettent en cause, dans son principe même, l’existence d’un régime dual et asymétrique touchant prioritairement les comptables. La mise en œuvre automatique et à l’acte de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables, non proportionnée aux risques et aux circonstances de la gestion, ne rend viable l’actuel régime qu’avec un système de « justice retenue » d’un autre âge, donnant au ministre des finances le pouvoir de remise gracieuse d’une décision juridictionnelle.

Ce système trouve sa justification, il faut bien le dire très théorique, dans un apurement des comptes de conception civiliste, que la réforme de 2011 est d’ailleurs venue brouiller, en introduisant une forme de quasi-amende dénommée « somme non rémissible » pour les manquements sans préjudice. A cela s’ajoute l’attrition continue, depuis le début des années 2000, du champ et des modalités des contrôles réellement effectués par les comptables publics.

Le régime de responsabilité des gestionnaires publics devant la CDBF, de par sa plasticité, peut mieux épouser les évolutions que j’évoquais. Mais il souffre également d’un certain nombre de défauts bien connus, touchant notamment à son champ incomplet, aux délais des procédures, au petit nombre d’affaires traitées, à leur inégale importance.

Et la CDBF n’a jamais été dotée des moyens propres lui permettant de remédier à certains de ces défauts.

Bref, des régimes désormais datés, aux effets limités, et déséquilibrés au détriment des comptables. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2021, 328 jugements et arrêts ont été rendus par la Cour et les chambres régionales et territoriales des comptes sur les comptes des comptables publics. Dans le même temps, la CDBF a rendu 9 arrêts.

Mais cette réforme est aussi nécessaire pour répondre aux impératifs d’une gestion publique moderne.

L’on attend d’un gestionnaire, public comme privé, qu’il soit efficace, efficient, performant. Cela suppose une liberté d’action pour atteindre les objectifs assignés. Y correspond notamment la volonté d’alléger les contrôles a priori et de mieux responsabiliser les agents publics.

Mais la gestion publique doit répondre également à d’autres finalités, d’intérêt général, pour mériter la confiance des citoyens. L’exemplarité, la traçabilité, la redevabilité, qui couvrent à la fois la probité mais aussi la régularité des actes, sont intrinsèquement liées à la gestion publique. C’est en particulier le cas de la commande publique. Et l’on voit bien l’intérêt que la responsabilité des agents publics ne soit pas que managériale d’une part, pénale d’autre part, même si une partie des infractions, qui touchent à des manquements intentionnels à la probité, relève en toute logique des juridictions pénales.

Il existe de fait une tension permanente entre liberté d’action et encadrement de la gestion publique, ainsi qu’entre efficacité et exemplarité de cette gestion. L’une ne peut être sacrifiée sur l’autel de l’autre, et plutôt qu’une opposition, il s’agit d’un équilibre dynamique.

Toute liberté suppose ainsi la responsabilité, a fortiori s’agissant de la gestion publique. L’article 15 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, inscrit au fronton de cette Grand’chambre, nous le rappelle : « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».

Cette réforme nécessaire, la voilà donc devant nous, toute proche, en tout cas l’espérons- nous.

Elle constitue une véritable refondation de la mission juridictionnelle des juridictions financières. Elle se caractérise par l’unification, au sein de la Cour des comptes, des deux régimes existants sur le modèle modernisé de la CDBF, unification qui constitue un progrès incontestable. Elle définit un nouveau régime d’infractions financières et les sanctions correspondantes. Elle fixe une nouvelle organisation juridictionnelle en centralisant le contentieux à la 7ème chambre de la Cour dont les magistrats de CRC pourront être membres, et renforce les garanties pour les justiciables avec la création de la Cour d’appel financière.

Le nouveau régime que l’ordonnance va instituer devra permettre une mise en jeu effective de la responsabilité des gestionnaires publics. La loi de finances pour 2022 prévoit que soient sanctionnées des fautes graves de gestion ayant entrainé un préjudice financier significatif.

Ces deux conditions, posées par le législateur dessinent un contentieux de l’exemplarité traitant d’affaires significatives, et non pas un contentieux quasi-automatique qui sanctionnerait des manquements sans réelles conséquences. Pour autant, la possibilité d’engager la responsabilité d’un gestionnaire public ne doit pas être par trop exceptionnelle. Il ne faudrait donc pas restreindre encore la portée des infractions de ce régime par l’introduction de précisions restrictives supplémentaires dans le texte de l’ordonnance qui risqueraient de nous placer dans un contentieux de la rareté et d’aboutir à une pénalisation excessive de la gestion publique que l’on souhaite justement éviter.

Il me paraît également indispensable que les sanctions que la Cour pourra prononcer soient à la fois proportionnées aux fautes commises et suffisamment dissuasives. L’intérêt d’un régime répressif n’est pas seulement de punir, il est aussi, et sans doute surtout, de prévenir la commission d’infractions.

Sur cette question des infractions et des sanctions, je pense qu’il faut faire confiance au juge. Un des points importants de la réforme, nous l’avons dit, c’est la capacité à agir du gestionnaire, le fait de lui faire confiance a priori. Cette responsabilisation ne saurait concerner que le gestionnaire, elle doit aussi concerner le juge. Un juge qui exerce la plénitude de ses fonctions ne peut que se sentir responsable. Il ne jugera plus les comptes, mais une personne à laquelle il aura à appliquer, s’il l’estime nécessaire, des sanctions réelles, proportionnées à la gravité des faits et tenant compte des circonstances. À cela s’ajoute la création de la Cour d’appel financière, puis la possibilité de se pourvoir en cassation devant le Conseil d’État, qui sont de nature à apporter de solides garanties aux justiciables.

En tout état de cause, il convient d’éviter de tout changer pour que rien ne change, et faire ainsi mentir la formule célèbre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans Le Guépard. Nous avons l’opportunité de mettre en place un régime de responsabilité effective et équilibrée. Ne la ratons pas !

Vous le savez, Monsieur le Premier ministre, les magistrats des CRTC se sont émus de la perte de la compétence juridictionnelle des chambres régionales. La centralisation du contentieux à la Cour n’était pas l’organisation privilégiée par notre institution qui préconisait des formations interrégionales faisant intervenir directement les CRTC. Cette organisation centralisée ne me paraît cependant pas infondée, s’agissant d’un contentieux de l’exemplarité. Dans ce cadre, comme le Premier président, je serai attentive à ce que l’ordonnance permette aux magistrats des CRTC, spécialistes de la gestion publique locale, de s’impliquer dans ce nouveau régime. Pour ma part, je souhaite que les procureurs financiers près les CRTC puissent, dans le cadre d’un renforcement de l’unité fonctionnelle du ministère public, m’assister dans l’accomplissement de mes fonctions juridictionnelles.

Enfin, l’article d’habilitation réaffirme le principe de la séparation des ordonnateurs et des comptables et l’effectivité de la vérification par ces derniers de la régularité des opérations de recettes et de dépenses. La séparation des fonctions reste un principe moderne, d’ailleurs renforcé dans le secteur privé depuis le début des années 2000. Il me paraît donc essentiel que l’ordonnance réaffirme et précise le rôle du comptable public au moment où elle abrogera les dispositions de l’article 60 de la loi du 23 février 1963.

Monsieur le Premier président, mes chers collègues, vous le savez, le succès de la réforme dépendra en définitive de nous, magistrats de la Cour et des chambres régionales des comptes. Il appartiendra en effet aux juridictions financières de la faire vivre.

Elle suppose avant tout de donner toute la place nécessaire au contrôle de régularité dans les travaux de la Cour et des CRTC. Ces contrôles doivent conserver une large place dans leur programmation. Plus que jamais, le besoin d’un équilibre entre les différentes missions des juridictions financières devra ainsi être réaffirmé.

S’agissant des investigations à mener, les magistrats et vérificateurs devront être accompagnés par des actions de formation et des outils méthodologiques. Les contrôles à venir nécessiteront une approche par les risques, une appréciation du contrôle interne mis en place, la détection d’éventuelles dérives. Le pôle de régularité/probité qui doit voir le jour dans le cadre du projet JF 2025 aura précisément pour vocation d’accompagner les personnels dans ce type de contrôles.

Afin d’assurer la transition dans les meilleures conditions, il appartiendra évidemment au ministère public de définir dès 2022 une politique des poursuites à la lumière des infractions retenues dans l’ordonnance et de la jurisprudence antérieure de la CDBF.

La 7ème chambre en première instance comme la juridiction d’appel devront être gérées de telle sorte qu’un cercle vertueux soit mis en place. Cela suppose qu’elles disposent de moyens dédiés suffisants tant au siège qu’au parquet. Cela suppose également des délais de procédure maîtrisés. Cela impliquera aussi un retour d’expérience partagé avec une large diffusion de la jurisprudence.

À cet égard, si les déférés devraient probablement émaner principalement de la Cour et des CRC, les autres autorités de contrôle devront également se saisir de ce nouveau régime et participer à la réalisation de ses objectifs. Je prendrai l’initiative, une fois les textes publiés, de contacts en ce sens pour présenter la réforme, son esprit et ses dispositions, et les sensibiliser à leur faculté de saisir le Procureur général.

La mise en place d’un régime de responsabilité des gestionnaires publics prévue le 1er janvier 2023 au plus tard constitue à mes yeux, vous l’avez compris, à la fois un défi et une opportunité.

Un défi car il s’agit d’un changement majeur pour le juge des comptes, à la fois dans ses fonctions de contrôle et de jugement même si le nouveau régime est inspiré par les infractions sanctionnées depuis des dizaines d’années par la CDBF. Sa crédibilité dépendra de la plasticité des infractions retenues par l’ordonnance et du maintien voire du développement des contrôles de régularité menés par les juridictions financières et par les autorités habilitées à saisir la Cour des comptes. Il ne faudrait surtout pas qu’un champ d’action trop restreint conduise à accentuer le risque pénal pour les gestionnaires publics.

Mais il s’agit également d’une double opportunité. D’abord, l’affirmation de l’exigence de responsabilité des gestionnaires publics dans toutes ses dimensions, de performance comme de régularité. Ensuite, l’opportunité pour le juge financier de construire une fonction juridictionnelle modernisée.

Qu’il me soit enfin permis de voir dans cette réforme une première étape vers des évolutions de plus long terme. Les missions des juridictions financières se sont construites par évolutions successives. Celle-ci pourra être prolongée par d’autres que j’appelle de mes vœux, comme l’approfondissement de l’intégration organique de la Cour et des CRTC.

J’ai cité Hélène Gisserot au début de mon intervention. Il me plaît de terminer en vous citant à nouveau, chère Hélène lorsque vous releviez, lors de l’audience solennelle de rentrée de janvier 1994, « le constant effort d’adaptation que la Cour des comptes a su accomplir depuis sa création et qui, en prouvant sa vitalité, lui garde sa raison d’être ».

Je vous remercie.