Jean_Paul_Delevoye

LA RÉFORME DES RETRAITES : LES TROIS PIÈGES DONT IL FAUT SE SORTIR

Le projet de réforme des retraites va entrer début décembre dans une phase décisive : toute les problématiques de cet enjeu capital pour le pays, pour les 30 années à venir, ont été exposées dans le rapport déposé le 18 juillet par le Haut-Commissaire Jean-Paul Delevoye, qui ouvre la voie à des options dont la portée peut être sensiblement différente ; la consultation citoyenne et la concertation avec les partenaires sociaux est ouverte depuis septembre, avec une forte implication sur le terrain du Président de la République et du Premier Ministre, dans la perspective du dépôt d’un projet de loi après les élections municipales, pour une mise en œuvre de la réforme en 2025. Mais tout paraît, à présent, suspendu à la forme et à l’ampleur que prendra le mouvement social annoncé pour le 5 décembre dans de nombreux domaines du secteur public, et qui pourrait conditionner l’avenir même de la réforme, compte tenu du précédent malheureux de 1995 qui est dans tous les esprits.

L’orientation d’une remise à plat systémique-sur le sujet le plus sensible pour les Français- qu’a annoncée le Président de la République dès le départ rend la démarche périlleuse. A cet égard, les controverses et prises de position qui ont déjà jalonné le débat depuis le début de la préparation de la réforme, il y a 18 mois, ont fait surgir trois pièges dans lesquels il faut absolument éviter de tomber, voire dont il faut peut-être déjà se sortir : le piège financier, le piège de la gouvernance et le piège de la transition.

Le piège financier

Au départ, l’orientation de la réforme annoncée par le Président de la République a été très clairement celle d’une réforme systémique, visant à créer un « système universel de retraite, où chaque Euro cotisé donne les mêmes droits », à l’exclusion d’une réforme « paramétrique »à objectif purement financier; entrent sous cette appellation les réformes (toutes celles opérées depuis 1993) qui affectent un ou plusieurs des trois déterminants d’un régime de retraite, à savoir le taux de remplacement (rapport de la pension moyenne servie au revenu moyen d’activité), l’âge de départ en retraite (sous ses différentes acceptions-âge légal de départ, âge de départ à taux plein…) et le taux de cotisation.

Dès le début, il a été réaffirmé qu’on ne toucherait pas à l’âge légal de départ fixé à 62 ans depuis 2010 , qu’on ne relèverait pas les taux de cotisation et qu’on s’efforcerait de maintenir les taux de remplacement en préservant, sur la durée, la part des dépenses de retraite dans le PIB (autour de 14%); en même temps, il a été mis l’accent sur les avancées du futur régime universel: instauration d’un dispositif par points dans le cadre d’un maintien de la répartition, fin des multiples inégalités dans l’ouverture des droits et les âges de départ, notamment entre public et privé, avec plus de justice dans les différents dispositifs (pour les majorations pour enfants, pour les pensions de réversion…), plus de lisibilité et moins de complexité, notamment pour les nombreux mécanismes de solidarité…Ce discours a prévalu tout au long de l’année 2018 et de la première phase de la concertation.

De nombreuses études, et notamment les rapports du Conseil d’orientation des retraites ont toutefois fait apparaître que l’évolution sur le moyen terme montrait une dégradation tendancielle du taux de remplacement au détriment des pensionnés, ainsi qu’un creusement du déficit global des régimes de retraite, même avec des hypothèses de croissance de la productivité optimistes. A l’automne 2018, lors de la présentation des premières orientations, il a commencé à être question d’un » âge pivot », avec un mécanisme de décote et de surcôte pour assurer le pilotage financier du dispositif.

C’est également à ce moment qu’au plus haut niveau de l’Etat s’est développé le discours sur la nécessité du « travailler plus » pour garantir le financement de la protection sociale au sens large, avec des controverses sur l’instrument à utiliser-report de l’âge légal de départ, allongement de la durée de cotisation pour l’obtention du taux plein (portée à 43 ans en 2035 par la réforme de 2014).

Le débat s’est intensifié en juin 2019 avec la publication des nouvelles projections du COR, plus pessimistes que les précédentes. Le rapport Delevoye de juillet 2019 s’est arrêté sur un mécanisme d’un « âge du taux plein » avec décôte et surcôte, identique pour tous, arrêté sur une hypothèse de 64 ans en 2025, et qui serait l’outil de pilotage financier du système en fonction de l’évolution de l’espérance de vie. La dégradation sensible prévue pour 2020 des comptes de la branche vieillesse après le retour à un quasi-équilibre en 2018, puis la confirmation par le COR, le 21 novembre, de ses prévisions de juin dernier, qui anticipent, pour 2025, un déficit compris, selon les hypothèses, entre 8Md€ et 17Md€ montrent qu’on ne peut plus faire l’impasse sur une réforme paramétrique rapide, si l’on veut partir d’une situation revenue à l’équilibre en 2025.

Longtemps sous-estimée, contestée dans ses hypothèses, parasitée par des prises de position contradictoires, la question financière-qui ne peut être traitée qu’en jouant sur le paramètre de l’âge- va peser lourdement sur le débat, parce que ce n’est pas ce qui, au départ, avait été annoncé. Mais la nécessité du « travailler plus » n’est-elle pas d’ores et déjà prise en compte dans les comportements, puisque les dernières statistiques sur l’âge effectif du départ montrent que celui-ci est d’ores et déjà proche de 63 ans et augmente de façon continue ?

Le piège de l’universalité (et de la gouvernance)

De fait, le nouveau régime pourrait ne pas être aussi universel que cela. Deux populations très importantes devraient d’ores et déjà avoir un traitement spécifique :

  1. le secteur public-fonctionnaires des trois fonctions publiques et agents régimes spéciaux (soit plus de 5 millions de personnes) – qui cumulent de multiple spécificités : assiettes de cotisations qui devront intégrer les primes, départs anticipés maintenus pour les professions dangereuses et régaliennes…avec de longues périodes de transition… ;
  2. les indépendants et professions libérales (près de 3 millions), qui ne cotiseront pas au taux uniforme prévu de 28,12% et pour lesquels un barème spécifique devra être établi, avec le maintien de particularités pour de nombreuses professions, avocats, journalistes, artistes, professionnels de santé, avec qui des discussions sont en cours. .. La difficulté sera de gérer ces spécificités dans le cadre d’une gouvernance unique, alors que dans l’organisation actuelle, assise sur une base professionnelle, les régimes de ces populations ont beaucoup d’autonomie, et, pour certains, ont accumulé des réserves substantielles qu’ils n’ont guère envie de voir mutualiser.

L’architecture imaginée dans le rapport Delevoye prévoit un pilotage et une gestion opérationnelle centralisés à travers une Caisse nationale unique qui aura le statut d’établissement public; à l’horizon 2030, elle coiffera un nouveau réseau unifié, qui remplacera les CARSAT, les caisses d’AGIRC-ARRCO, et les autres caisses des différents régimes de sorte qu’il n’y ait plus localement qu’un interlocuteur unique. Mais, de fait, il n’y a pas d’exemple, chez nos voisins, de régime totalement universel, on a généralement maintenu trois ensembles séparés : les salariés du secteur privé, les salariés du secteur public, les indépendants et professions libérales.

Le piège de la transition

Aux termes du rapport Delevoye, la réforme devrait entrer en vigueur en 2025, s’appliquant à la génération née en 1963. Or, pour de nombreuses populations, l’entrée complète dans la réforme sera parfois très étalée pour des paramètres essentiels: intégration des primes des fonctionnaires, harmonisation des plafonds, convergence des taux de cotisation et des contributions minimales pour les travailleurs indépendants, les professions libérales et les agriculteurs, extinction des départs anticipés des régimes spéciaux et de la fonction publique… De fait, les besoins d’expertises complémentaires et les premières réactions hostiles d’un nombre croissant de catégories ont déjà conduit à évoquer un recul de l’âge de la première génération concernée après 1963, voire à des dates différentes selon les populations.

La forme la plus étalée de la transition consisterait à n’appliquer le régime universel qu’aux nouveaux entrants sur le marché du travail (clause dite du « grand père » qui a été prévue pour l’extinction du statut de la SNCF), mais une limitation du bénéfice de cette clause aux seuls régimes spéciaux serait-elle constitutionnelle, outre qu’elle retarderait considérablement l’effectivité des bénéfices attendus de la réforme ? Autant de pistes qui ont été lancées, de façon à montrer qu’il restait des espaces de négociation avec les partenaires sociaux, mais avec la difficulté de préserver la cohérence du dispositif auquel on aboutira.

Yves TerrasseAdministrateur général des finances publiques